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Elephant de Gus Van Sant
Avec : Alex Frost, John Robinson, Elias McConnell, Eric Deulen, Jordan Taylor
L’insoutenable légèreté de l’être

L’emprunt de l’œuvre majeure de Milo Kundera se prête bien à ce film inspiré du drame de Columbine où deux lycéens armés jusqu’aux dents tuèrent douze de leurs camarades ainsi qu’un professeur. Un sujet très difficile à traiter car l’exercice peut rapidement basculer dans la démonstration égotiste comme Michael Moore sait si bien les faire ou pire encore, se servir de cette trame narrative pour filmer l’horreur avec une complaisance des plus abjectes. Gus Van Sant n’est tombé dans aucun de ces pièges.

Il n’y a pas à proprement parler d’histoire dans Elephant : juste des tranches de vie –ou plutôt d’errance- avant et pendant la tuerie. Le cinéaste suit le quotidien de John, Elias, Michelle, Alex, Eric et les autres « armé » sa caméra presque surnaturelle avec la distance et le respect nécessaires, cela donne un résultat étonnant sur deux points : les comédiens, tous amateurs, sont extraordinaires de vérité et le mode de filmage restitue brillamment le sentiment de solitude et de liberté propre à l’adolescence. En effet l’utilisation de travellings d’une aérienne légèreté éclairés d’une manière telle que l’on ne puisse voir distinctement que les protagonistes au premier plan du cadre exprime littéralement cette sensation d’être prisonnier de sa liberté. Le spectateur est alors face à quelque chose de contemplatif et de plus en plus envoûtant à mesure que le film avance au même rythme que la Sonate au clair de lune de Beethoven.

Curieusement, l’instinct d’enquêteur présent en nous se fait sentir et les motivations d’un passage à l’acte se dessinent pour (presque) chacun d’entre eux. Le père alcoolique conduisant dangereusement en voiture John à l’école a-t-il transmis à son fils son irresponsabilité au point d’en faire un assassin potentiel ? Et Michelle, la binoclarde considérée comme un paria, ne serait-elle pas tentée de liquider les clans des rieuses ? Face à ces évidences, Gus Van Sant ne se limite pas à l’utilisation de contre-exemples, le génie de sa mise en scène consiste à renforcer la complexité de l’environnement social des lycéens et à laisser aux spectateurs le soin de faire leur propre interprétation.

Le cas des deux meurtriers Eric et Alex est le plus parlant. Il serait facile de penser que leur marginalisation au sein du lycée les a conduit à une folie vengeresse, qu’ils sont sous l’influence d’un dogme dangereux, qu’ils n’assument pas une homosexualité naissante, ou encore qu’ils sont tout simplement de véritables demeurés. Pourtant Gus Van Sant brouille habilement les pistes, il rétablit l’équilibre en filmant discrètement dans un lent panoramique la chambre d’Alex. Ce dernier interprète -maladroitement certes - La lettre à Elise au piano. Quand les deux garçons s’embrassent sous la douche, c’est moins par attirance que pour expérimenter quelque chose qu’ils n’ont jamais connu et qu’ils ne connaîtront plus jamais. Ni Eric, ni Alex ne sont fascinés par le documentaire historique sur les nazis diffusé à la télévision alors qu’au même moment, une camionnette de livraison leur apporte le fusil d’assaut commandé sur Internet. Ce plan n’est en aucun cas moralisateur, il délivre simplement un constat : la déconcertante facilité à se procurer des armes aux Etats-Unis et, en opposition avec le documentaire, l’évolution du Mal comme connu et collectif vers quelque chose d’individuel et anonyme.

En effet, le Mal est présent sous bien des formes dans Elephant car la violence avant d’être physique est verbale et anodine. John en fait les frais avec sa mise en retenue pour retard abusif même s’il n’est pas en tort ; Michelle sujette aux pires railleries à cause de son physique ingrat ; Alex, bien sûr en véritable aimant à boulettes de papiers mâchés. Mais, il serait, une fois encore, trop facile de se contenter de ces simples explications. Cette facilité est définitivement mise en échec avec le groupe de discussion qui tente de savoir s’il y a des signes extérieurs fondamentaux d’homosexualité. En vain, tout comme il est impossible de distinguer du premier regard le meurtrier de la victime. C’est pourquoi Elephant est moins un film sur l’acte de tuer son prochain que sur le passage à l’acte. A partir de cet événement découle un brusque changement dans la mise en scène. La césure en serait ces nuages magnifiquement filmés dans le soleil couchant. Le travail sur le son en devient remarquable, l’essai du fusil d’assaut gifle le spectateur tant il est réaliste et inconfortable, Beethoven laisse place à de la musique expérimentale et le fait-divers prend place. A aucun moment, Gus Van Sant bascule dans la complaisance gratuite, mieux en maintenant le dispositif filmique de départ, il parvient à produire une « décence dans l’horreur » car il va au bout de ses objectifs : tenir la bonne distance, et ne pas tomber dans la facilité de l’apparence.

Ce refus de la facilité ne met pas Elephant à la portée de tous et il y a de fortes chances pour qu’il ne soit pas bien accueilli par tous. Pourtant la réussite du film tient à l’intelligence de sa mise en scène d’une rare complexité et l’on peut se réjouir, de voir un film émerger avec autant de finesse dans un flot de productions construites sur des oppositions simplistes. Elephant mérite sa Palme d’Or et peut déjà prétendre au titre de meilleur film de l’année.
J.F. 

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