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Sin City de Robert Rodriguez et Frank Miller
Avec : Bruce Willis, Mickey Rourke, Jessica Alba, Clive Owen, Rosario Dawson, Carla Gugino, Benicio del Toro

La nécessaire trahison

Trois histoires indépendantes forment le récit de Sin City, la ville du péché où les criminels sont dangereux, les flics et autres représentants du pouvoir, impitoyables et les femmes, forcément fatales. La première suit la quête vengeresse de Marv, brute épaisse au grand cœur, pour retrouver celui qui a tué la seule femme s’étant offerte à lui le temps d’une nuit. La seconde relate la nuit cauchemardesque de Dwight McCarthy pour sortir les gagneuses de la vieille ville du pétrin dans lequel elles se sont mis en abattant Jackie Boy, un flic violent et incontrôlable. Dans la dernière histoire, John Hartigan, flic intègre – espèce en voie de disparition – s’est juré de protéger la vie de Nancy Callahan du fils pédophile du sénateur Roark, au risque de brader la sienne…

En 1991 paraissait le premier tome de la série Sin City : Frank Miller avait déjà assis son statut de génie du roman graphique made in USA en transfigurant Batman cinq années plus tôt. Sin City fit l’effet d’une bombe avec son graphisme dynamique et confinant à l’épure, avec ses contrastes d’une puissance expressionniste et sa lecture, au fond, cinématographique. Hollywood s’intéressa logiquement au travail de Frank Miller mais ce dernier refusait systématiquement tout projet d’adaptation… jusqu’au jour où Robert Rodriguez lui soumit un essai tourné intégralement en numérique et sur fond vert.

Hélas, au vu du résultat final, Frank Miller semble adopter la même raideur que Stephen King avec Shining dès qu’il s’agit de porter sa création sur l’écran… à un détail près mais de taille : il a eu le dessus sur Robert Rodriguez (n’est pas Kubrick qui veut !). En ouvrant son film par “filmé et monté par…” en lieu et place du traditionnel “réalisé par…”, Robert Rodriguez trahit sa position de fan soumis et sans recul et affiche avec une certaine fierté sa volonté de traduire la vision sans compromis de Frank Miller. Echec à plus d’un titre parce que d’abord ni l’un ni l’autre ne semblent avoir assimilé un paramètre essentiel : la BD et le cinéma sont deux formes d’expression artistique bien distinctes et passer d’un médium à un autre nécessite quelques aménagements appelés adaptation.

Concrètement, qui est familier de l’univers crépusculaire de Frank Miller risque de s’ennuyer ferme devant ce remodelage extrêmement artificiel car ce qui fonctionne dans le langage BD ne s’applique pas automatiquement au cinéma. Tout le paradoxe de Sin City papier contre cinéma repose dans ce qui suit : là où les vignettes de Frank Miller étaient particulièrement saisissantes par leur jeu sur la profondeur et le mouvement, là où les pensées intérieures de Marv, Hartigan et Dwight donnaient un rythme de lecture adéquat, les images de Robert Rodriguez sont maintenant ternes, voire livides et la reprise quasi intégrale des monologues en voix-off omniprésentes devient insupportable à la longue. Mais le réalisateur texan s’en moque comme d’une guigne puisque la fidélité à une œuvre ne peut être que bêtement littérale selon lui, elle ne doit être qu’un simple décalque d’un récit expédié à la va comme je te pousse, pied au plancher… Peu importe tant qu’il n’y a pas de compromis.

Justement, compromis il y a eu –n’en déplaise à Rodriguez- et là c’est nettement plus fâcheux… Pénétrer dans l’univers de Sin City, A Dame to Kill For, The Fat Big Kill ou That Yellow Bastard, c’était se frotter aux codes du film noir des années 1930/1940 –le scotch, le trench coat, les cigarettes, les flingues, les belles américaines et les femmes fatales- pour mieux les voir exploser dans une violence et une sensualité très contemporaine par son extrême stylisation, balayant du revers de la main les valeurs morales, politiques et surtout hypocrites de l’Amérique reaganienne et –déjà- néoconservatrice. Force est de constater que Rodriguez, comme Miller, a manqué de courage et Sin City reconduit la pudibonderie du cinéma de studio parce qu’il maintient la violence sanguinolente et survoltée tout en rhabillant les splendeurs pulpeuses et dénudées qui abondaient dans les pages de la série afin d’éviter la censure. Ce décalage parcourt l’intégralité du film, tout est trop mainstream, trop propre, loin du traitement baroque, malsain et fascinant à la fois des comic books…

Deux points positifs sont toutefois à mettre au crédit de Rodriguez ; le premier porte sur le casting judicieux, notamment dans le choix de Mickey Rourke et de Bruce Willis dans les rôles respectifs de Marv, ancien boxeur aussi brutal que torturé, et de Hartigan, le policier fatigué tout droit sorti de l’univers de Raymond Chandler ; le second point sur la scène réalisée par Quentin Tarantino (est-ce à cause de lui que Rodriguez s’est senti obligé d’ébaucher un bidule temporel à la manière de Pulp Fiction aussi grossier qu’inutile ?). Cette scène de voiture avec un mort bavard est, de loin, la meilleure du film car elle se détache du matériau originel : en jouant sur les possibilités de la voix mais aussi en transformant les voix-off en on, il produit un ressort humoristique (noir évidemment). Cette scène de cinéma –pour laquelle il a touché un dollar symbolique pour cinq minutes sur l’écran- laisse un parfum amer parce qu’elle est, au final, le prototype d’une réussite qui aurait pu voir le jour s’il s’était occupé du reste. Une chose est sûre : avec un ratio imbattable de douze dollars de l’heure pour s’octroyer les services d’un réalisateur de talent, Rodriguez est passé à côté de l’affaire du siècle !
J.F. 

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