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Le Film Décrypté : Eve de Joseph L. Mankiewicz
Avec : Bette Davis, Anne Baxter, Celeste Holm, George Sanders, Gary Merrill

1950 fut marquée par la sortie quasi simultanée de deux films singuliers montrant le monde du spectacle sous un jour cruel : Boulevard du Crépuscule de Billy Wilder pour Hollywood et Eve de Mankiewicz pour Broadway. Le premier s’attachait à raconter derrière un crime passionnel commis par une ex-diva du muet le caractère impitoyable des studios qui fabriquèrent des stars égotistes pour mieux les oublier avec l’âge. La mise en scène gothique et hallucinée de Billy Wilder nimbait le manoir de Norma Desmond (géniale Gloria Swanson) d’une atmosphère fantastique, où le temps semblait s’arrêter pour faire revenir de l’oubli Erich von Stroheim et Buster Keaton.

La réalisation d’Eve, brillante, certes, mais bien plus classique, trahissait le passé de scénariste-dialoguiste de Mankiewicz. Les points communs sont multiples : même narration à rebours, mêmes portraits de stars vieillissantes, même lucidité sur la dure loi du spectacle. Pourtant là où la dénonciation de Wilder était un mélange allégorique d’humour noir et d’admiration sincère devant toutes ces gloires oubliées, Mankiewicz, lui, joue davantage la carte du réalisme dans la description du caractère excessif de Margo Channing, une grande dame du théâtre. Car il est moins question d’Eve que de Margo tout au long du film dont le drame est d’atteindre les 40 ans.

Pas de quoi fouetter un chat ! Adulée du public, aimée de son fiancé et metteur en scène Bill Sampson (Gary Merrill), où est le problème ? Le problème est qu’au théâtre comme au cinéma, atteindre la quarantaine pour une femme signifie entrer dans l’ancienneté et qu’il est dur de poursuivre sa carrière (sa pièce de théâtre s’intitule curieusement Aged in Wood). Même si elle n’était pas le premier choix, Margo Channing EST Bette Davis. A l’époque, la comédienne sort d’une rupture de contrat houleuse avec Jack Warner et enchaîne les bides. Margo relance sa carrière et l’on comprend pourquoi tant on avait oublié à quel point Bette Davis était un monstre de charisme, capable de faire coexister dans la même scène assurance et fragilité, détermination et désarroi. Chacune de ses scènes rappelle pourquoi elle a dominé Hollywood pendant près de vingt ans tant son jeu instinctif fait merveille ici, capable de donner le rythme d’une violente dispute avec son seul regard (pas étonnant que Kim Carnes lui ait consacré une chanson).

Pour reprendre une métaphore du film, certes, le piano n’a pas écrit le concerto mais Bette Davis est un Pleyel et Mankiewicz s’en sert parfaitement. Ce personnage de Margo Channing, taillé à sa (dé)mesure, touche le spectateur parce que ses caprices et sa soif de reconnaissance dissimulent une peur, celle d’être happée par le vide et l’oubli, celle de perdre « la flamme et la musique » nécessaire à la pratique de son métier et son sacerdoce.

Cette menace s’appelle Eve Harrington (le choix n’est certainement pas fortuit). Le film s’ouvre sur une cérémonie dans laquelle le prestigieux trophée Sarah Siddons va lui être remis. Dans l’assistance, Addison DeWitt (superbe George Sanders), critique de théâtre cynique aussi célèbre que craint, raconte l’ascension fulgurante de la jeune comédienne. Présentée à Margo qui, émue par son existence tragique, la prend sous son aile, l’innocente et dévouée Eve se révèle être une arriviste forcenée, s’attirant les bonnes grâces de Margo et d’éventuels bienfaiteurs afin de pouvoir prendre leur place plus tard.

C’est l’universalité de cette histoire qui rend Eve jubilatoire car Mankiewicz, bien plus que Wilder, épingle le cannibalisme professionnel de notre société, caractérisée par l’obsession de la réussite…On a tous rencontrés des gens comme Eve, des usurpateurs adeptes de la fausse modestie attendrissante pour mieux semer la zizanie dans le cercle d’amitié initial.

L’escalade sociale de Eve Harrington est présentée à travers des moments clés tels que cette scène où Margo surprend Eve en train d’essayer sa robe de scène, que Mankiewicz filme comme la découverte d’un meurtre. Anne Baxter, dans une interprétation presque schizophrénique, est loin de démériter quand elle joue sur ses intonations douces puis claquantes comme un fouet et ses yeux, tour à tour brillants d’émotion et vides comme ceux d’un squale.

Mais il y a un prix à payer quand on sacrifie tout à sa carrière, celui de devenir la cible. C’est ce que démontre le final ironique où une jeune femme s’impose comme l’assistante de Eve. Il est symbolisé par ce magnifique et ultime plan où l’essayage clandestin est répété face aux miroirs à trois pans qui produit des centaines de traîtresses, de vipères prêtes à bondir, de nouvelles Eve.
J.F. 

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